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Des escrocs juifs dans le Sundgau au XIX siècle

7 min de lecture

Philippe Baumlin

Les faits relatés ci-dessous sont un condensé de deux écrits extraits des documents suivants: 
– « Allgemeine Polizeianzeige XIV » 1842 de Friedrich Eberhardt. 
– « Die jüdischen Gauner in Deutschland » 1843 d’A.F. Thiele.

Le Sundgau : une plaque tournante pour les escrocs juifs

Selon ces articles le Sundgau et plus précisément, Hagenthal-le-Haut et Hégenheim, servait de repère à environ 70 escrocs qui sévissaient dans le sud de l’Allemagne et en Suisse. Ces escrocs étaient venus d’Allemagne pour s’installer près de la frontière suisse pour 2 raisons principales : 
– les autorités françaises, le maire de Hégenheim, Jacques Girard*, étant une exception, ne les inquiétaient pas et parfois même les aidaient dans leur sale besogne,
– la proximité de la frontière suisse leur permettait, une fois les larcins faits, de se mettre rapidement à l’abri. 

La plupart de ces escrocs n’agissaient pas sous leur vrai nom mais sous des noms d’emprunt. Ils se procuraient sans trop de difficulté de vrais faux papiers. Voilà comment ils procédaient : 
– l’escroc, accompagné par deux collègues, se rendait à la mairie. Ceux-ci certifiaient que l’escroc était natif ou habitait une certaine localité et portait le nom qu’il avait choisi. Le maire lui établissait une attestation portant les indications fournies. L’escroc utilisait ce document pour se faire établir un nouveau passeport.  
– l’escroc se faisait établir des papiers sur la base de documents arrivés à expiration et qui n’avaient pas été récupérés par les autorités lors de leur renouvellement.  

Le mode opératoire des escrocs

Les escrocs agissaient selon 2 modes opératoires : 
Ils commettaient des vols sans effraction ou des escroqueries. Les types de vols qui étaient le plus souvent utilisés étaient ceux : 
– à la tire sur les marchés, 
– dans les caisses des magasins ou des bistrots lors d’opérations de change, 
– de marchandises sur les marchés et dans les boutiques, 
– dans des maisons ou des chambres qui ne sont pas fermées à clef,
– de coffres sur les diligences. 
La plus répandue des escroqueries consistaient à vendre de faux bijoux et à disparaître. Le processus sera décrit dans le détail dans les prochaines pages.  
L’argent et les objets ainsi volés étaient envoyés à Bâle en poste restante à l’adresse d’un certain Salomon Braunschweig de Hégenheim. Celui-ci, âgé de 22 ans, vivait dans une extrême pauvreté et devait subvenir aux besoins de sa mère et de ses frères et sœurs. Poussé par la nécessité il officiait comme messager pour les escrocs. Deux fois par semaine il envoyait son petit frère Lazare à Bâle pour récupérer leur courrier. A part cela on ne peut pas dire qu’il faisait partie de la bande.

(*) Dès le début de son mandat, selon les dires des personnes dont on relate l’histoire dans les prochaines pages, le maire d’Hégenheim a expulsé tous les escrocs hors du village.

Lorsqu’ils se faisaient arrêter ils niaient toujours les faits et il y avait toujours des personnes qui affirmaient que le jour du vol ils se trouvaient à des lieux de la scène. Un certain maire, le nom n’est pas cité, aurait même établi des attestations officielles pour faire libérer des escrocs emprisonnés. C’est finalement l’arrestation relatée plus loin qui a permis de comprendre le processus. 

L’affaire qui a permis de mettre  fin aux agissements des escrocs juifs

Le 7 janvier 1842 un homme inconnu entra dans l’auberge de Johann Schweizer à Ochsenfurth près de Frauenfeld en Suisse. Il y but un verre de schnaps et demanda au patron s’il était prêt à lui en vendre une certaine quantité. L’aubergiste lui répondit qu’il voulait bien lui en céder 4 seaux. Sur ce le visiteur se fit connaître comme étant un juif du nom de Neumann, marchand de bestiaux à Randegg. Il fit savoir que l’aubergiste à « l’Epée » de Winterthur souhaitait acheter une grande quantité de bonne eau-de-vie, qu’il allait le contacter. 

Le 12 janvier 1842, le soi-disant Neumann revint à l’auberge accompagné d’une autre personne qu’il présenta comme l’aubergiste à « l’Epée » de Winterthur. L’accent zurichois du nouveau venu et ses connaissances sur la région ne laissaient aucun doute sur sa provenance. Le marché fut rapidement conclu et on discutait encore autour d’un verre de vin quand une troisième personne entra. Celui-ci prétendit être Polonais, se fit servir un verre de schnaps et se mêla progressivement à la conversation. Il leur raconta comment la révolution de 1830 lui prit père, épouse et enfants et le poussa dans la misère actuelle. Puis il montra à Johann Schweizer un anneau en or qu’il portait au doigt. Après avoir bu un autre verre il accompagna Johann Schweizer dans une pièce attenante et lui montra des objets précieux qu’il avait dans une boîte. Sur ce les 2 autres personnes pénétrèrent dans la salle, prirent les bijoux au Polonais, les examinèrent et déclarèrent à l’aubergiste en aparté que c’était des bijoux de grande valeur. L’aubergiste à « l’Epée » proposa d’acheter les bijoux pour 100 Ldrs* au Polonais mais celui-ci voulait être payé en liquide. L’aubergiste à « l’Epée » demanda alors à Schweizer de lui prêter l’argent contre une bonne prime. Celui-ci se laissa convaincre et alla chercher ses économies, à savoir 108 Ldrs. Après de nombreuses tergiversations le Polonais accepta l’échange et cacha la boîte, dont il garda la clef, chez Schweizer. Les trois quittèrent l’auberge disant qu’ils reviendraient le lendemain pour conclure l’affaire. 
Comme aucun des trois ne revint le lendemain il alla déposer plainte auprès des autorités à Frauenfeld. Celles-ci furent de suite persuadées qu’il s’agissait de membres de la bande d’escrocs alsaciens. Heureusement Schweizer avait tellement bien observé les trois comparses qu’on avait bon espoir que les portraits robots établis et distribués par la police soient couronnés de succès. 

(*) Ldrs désigne l’une des 860 monnaies cantonales (peut être le « Luzerner Dukat » utilisées à cette époque. Elles furent remplacées par le franc en 1848. 

Le 29 janvier 5 individus furent arrêtés dans le canton de Soleure pour une tentative de vol lors d’une opération de change. Il s’agissait de
– Gabriel Leval, d’Hagenthal –le-Haut, domicilié à Hégenheim 
– Heinrich Moritz 
– Abraham Gottschaur, de Bischofsheim près de Strasbourg
– Elisabetha Gottschaur, née Pikart, son épouse 
– Maria Anna Gottschaur, leur fille
Ceux-ci ressemblaient à s’y méprendre aux personnages qui avaient escroqué le sieur Schweizer. Les individus furent transférés à Frauenfeld où ils furent reconnus par le sieur Schweizer, son épouse et sa servante comme étant l’aubergiste à « l’Epée » (Moritz) et le Polonais (Gottschaur). Gabriel Leval leur était inconnu et fut transférer dans le grand-duché de Bade où il avait commis un forfait analogue.  
Les 2 escrocs nièrent leur participation au forfait et affirmèrent que le 12 janvier 1843, date de l’escroquerie, ils étaient à la maison. 6 personnes témoignèrent sous serment. Ci-dessous les extraits de deux des témoignages : 
–  Nanette Levy, veuve de Lehmann Blum à Hégenheim : « Je certifie qu’Abraham Gottschaur est venu le 12 janvier à 6h du matin, d’Hagenthal à Hégenheim, pour m’annoncer le décès d’une certaine Fradel à Hagenthal ». 
– Florette Maus, veuve de Simon Braunschweig, qui a deux des enfants de Gottschaur en pension : « Je ne me souviens pas précisément si Abraham Gottschaur est venu à Hégenheim le 11 ou le 12 janvier, mais je certifie que c’est l’un des 2 jours qu’il m’a payé la pension pour ses enfants. » 

Malgré ces témoignages les juges ne lâchèrent pas prise et le 23 avril Gottschaur craqua et avoua. Le 26 avril ce fut autour de Moritz de reconnaître les faits. Ils dénoncèrent aussi un certain nombre de collègues. Ceci permit de mettre fin à cette bande d’escrocs. 

Quelques escrocs et leur véritable identité 

Josef Hirschberg de Galingen grand-duché de Bade,  
fils de Hirsch décédé le 28.2.1836 et de Nanette, 
époux d’Elisa Pikart (chrétienne) quincaillère. Le mariage fut célébré par un rabbin peu regardant  à Bischofsheim dans le Bas-Rhin,  
connu sous le nom d’Abraham Gottschaur (le Polonais de l’histoire précédente). 
Il acheta son passeport, dont la date avait expiré à Abraham Gottschaur de Toul pour 5 F.   

David Meier de Dettingen, 
marié à Hélène Mayer de Strasbourg, 
père de 3 enfants: Régine (10 ans), Mayer (4 ans), Isaac (10 semaines), 
âgé de 39 ans; carrure: 5’ 2,52″ unité de mesure badoise (1,57m); démarche: droite; cheveux: noirs légèrement frisés; front: bas; sourcils: noirs; yeux: brun; nez: gros et courbé; bouche: moyenne; dentition: déficiente; menton: arrondi; barbe: touffue et noire, se regroupant sous le menton; forme du visage: allongée; couleur: pâle; dialecte: alsacien. 
Marques spéciales: les lettres D. M. H. L. et un cœur rouge tatoués sur le bras droit, 
connu en tant que Gabriel Leval né à Hégenheim, négociant à Hagenthal-le-Haut.Leval 
s’est fait passer pour négociant en lunettes et objets de galanterie en France, dans le grand-duché de Bade et en Suisse, se trouve actuellement (1842) en détention provisoire à Ueberlingen avec Michael Lazare pour tromperie.      


Samuel Moses
Heinrich Moritz (l’aubergiste à « l’Epée ») 

Leopold Meier
Neuman (le client juif) 

Simon Schweizer de Schopfloch 
Emmanuel Blum de Hégenheim