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L’orgue de Hégenheim

12 min de lecture

L’Alsace est une région à orgues. Dans de nombreuses églises de très beaux instruments enrichissent notre patrimoine. L’orgue de Hégenheim en fait partie. Voilà une partie de son histoire.

Les Franz sont une vieille famille de Liesberg, une commune du canton de Bâle-Campagne située juste à la frontière française, à quelques kilomètres de Wolschwiller. Cette commune fut rattachée au département français du Mont-Terrible de 1792 jusqu’en 1815 sous le nom Irtiémont.
Les Frantz ont été une dynastie de facteurs d’orgues très active dans le Jura suisse et dans le Sundgau. L’orthographe du nom de la famille s’écrivait avec « tz », qui s’est simplifié au fil du temps pour des raisons pratiques en Franz. Le surnom de la famille était Winglers, ailiers en allemand, mais la traduction de anglais semble plus appropriée, joueur d’orgue.  

Le premier de cette dynastie fut Joseph Franz né en 1761 et mort à Liesberg en 17912. C’est lui qui fit les réparations de l’orgue de la collégiale Saint-Marcel de Delémont3. Son frère, Jean (Johannes Franz) également né en 1768 à Liesberg et décédé à Wolschwiller en 1830, a notamment mis en place l’orgue de l’église Saint-Étienne de Raedersdorf réalisé en 1811 à partir d’éléments de l’orgue de chœur de l’abbaye cistercienne de Lucelle.

Deux fils de Joseph, Johannes Dionysius né en 1786 à Roggenburg et mort probablement 1844 aux Etats-Unis et Antoine4 (Anton Franz), né en 1792 à Liesberg et mort en 1850 à Sondersdorf travaillèrent sur la construction de l’orgue de l’église de Raedersdorf vers 1811. Ils avaient probablement leur atelier près du Rössliplatz à Liesberg5 et plus tard à Sondersdorf dans la première moitié du XIXe siècle6.

Ils étaient en avance sur leur temps et fabriquaient des orgues d’église parfaits. La conception sonore exigeait à elle seule un talent musical, car les tuyaux devaient être parfaitement adaptés les uns aux autres. Les frères fabriquaient des sifflets en bois et en étain, ils étaient donc habiles à travailler le bois et le métal. La mécanique sophistiquée et toute la technique de soufflage font également partie de la production d’un son d’orgue propre. La conception extérieure et les sculptures – également appelées prospectus – nécessitaient des compétences manuelles.

Ernest Meier-Pingel, dans ses recherches sur les Frantz souligne qu’en 1788 Joseph a reçu une commande du monastère de Mariastein pour un nouvel orgue de chœur à 27 jeux. En même temps, il doit réparer les deux instruments existants dans l’église haute et dans la chapelle. Malheureusement, il ne reste rien de cet organe. Johannes Frantz a également été autorisé à installer un orgue à Raedersdorf en Alsace. Frantz s’est fortement orienté sur les célèbres orgues Silbermann et a créé un monde sonore merveilleux. Les frères Frantz avaient fabriqué plus de 30 orgues, mais malheureusement ils utilisaient du mauvais bois détruit par les vers à bois. Ainsi seul le buffet de l’orgue Frantz est resté dans l’église de Liesberg.

À noter que les deux frères avaient combattu aux côtés de Napoléon en Russie pendant quatre ans et étaient revenus à Liesberg sains et saufs7.

Et Hégenheim ? #

En 1816 sûrement Joseph Frantz installa à Hégenheim un orgue venant d’Ettingen (Suisse, canton de Bâle-Campagne)8. La commune du faire un emprunt et des particuliers généreux firent des dons ou prêtèrent de l’argent comme le curé de Buschwiller.

Mais l’histoire suivante de l’orgue commence à Hirsingue. En 1774, la nouvelle église de Hirsingue est consacrée et quelques années plus tard, le 16 octobre 1786, Anton Hägy, maire, envoya au greffier Hell la lettre suivante :

« Nous avons l’honneur de vous informer qu’il y a à notre disposition à Mariastein9 un orgue avec 9 registres et deux soufflets, il a été mis en vente, il a été construit il y a quelques années seulement, doit être en très bon état, dont on garantit toutes les pièces, qui se trouve tout devant dans le chœur ; et parce que cet orgue paraît trop petit à ces messieurs dans leur grande église et qu’ils veulent en faire un autre, il est à vendre pour 600 livres. Ainsi, nous avons été hier chez M. Déchet (curé doyen Hell) et il en est tout à fait satisfait et en offre 300 livres. Si vous aviez l’amabilité d’autoriser qu’on puisse examiner cet orgue et ordonner qui ira sur place, pour l’écouter, nos paysans seraient tout à fait contents. Le prix n’est pas élevé, de plus il est sûr qu’il s’agit d’un bon instrument, fabriqué par un homme de Mörsperg10. Ayez la bonté d’écrire vous-même au vénérable M. Prélat qui vous écrira toute la vérité. Nous vous prions de nous tenir au courant, car toute l’affaire ne doit pas prendre plus de huit jours, de sorte qu’on puisse donner rapidement une réponse à ces messieurs, car il y a quelques communes qui s’y intéressent… M.Hägy, maire. »

Hell donna à cette lettre la réponse qui suit :

« Je laisse l’achat de l’orgue à M. le doyen. J’approuverai ce qu’il fera. _ Écrit par nous, bailli, le 16 octobre 1786 ; Hell. »

Les chefs de la paroisse de Hirsingue se rendirent à Mariastein et achetèrent l’orgue en question pour un prix plus réduit encore que ce qu’ils avaient d’abord espéré, comme cela apparaît dans le document suivant :

« Je soussigné atteste par la présente que le petit orgue de chœur a été vendu, avec le consentement de notre vénérable M. l’abbé Jeronimo II du côté de notre maison de Mariastein, à l’honorable commune de Hirsingue pour 450 livres en monnaie de Bâle… Donné à Mariastein, le 11 novembre 1786. Père Morandus Brogli, p. t. Praeceptor ».

Le même père Morand écrivit, entre autres au curé Hell

« J’ai le meilleur espoir que le facteur d’orgues, qui est certainement l’un des hommes des plus honnêtes, va se présenter à vous pour votre plus grande satisfaction. »

Les Hirsinguois auraient bien voulu faire monter leur orgue sur le champ ; mais le facteur d’orgues leur fit la remarque suivante : « Attendu que la respectable commune de Hirsingue m’a confié le transfert de l’orgue de Mariastein et s’est offert de me payer en échange 4 louis d’or ou 86 livres, je promets de le démonter et de le reconstruire là à mes frais sous réserve des conditions contenues dans le contrat. (la paroisse de Hirsingue devait notamment le faire transporter à ses frais en lieu et place, livrer deux arbres sciés en planches, etc.). _ Le montage de l’orgue ne peut avoir lieu avant que toute l’humidité ait quitté l’église et que la température soit telle que l’enduit d’argile puisse sécher sous la main… Liesperg, le 3 décembre (Christmonat) 1786. Joseph Franz, facteur d’orgues. »

À en juger la liste des dépenses établie pour 4 hommes et 6 chevaux dans l’auberge de Rodersdorf et à Mariastein par Hägy, il apparaît que l’orgue n’a été transporté à Hirsingue que le 15 juin 1787, qu’il fut assemblé de manière satisfaisante et que toutes les dépenses furent payées comme convenu11.

En 1825,le conseil municipal donna l’autorisation au Maire Jean Greder d’acheter des orgues plus grandes dès que l’occasion s’en présenterait. La fabrique de l’église ne possédait pas les fonds nécessaires pour cette dépense. L’occasion se présenta et la commune fit l’acquisition des orgues de l’église de Hirsingue pour la somme de 700 francs. L’orgue installé à Hégenheim en 1816 fut remplacé par celle de Hirsingue12.
Le démontage de l’instrument coutèrent plus de 800 francs. Par exemple, le maréchal-ferrant fit des travaux pour 45 francs, le charpentier pour 56 francs. Il fallut remplacer le souffelt de l’orgue qui revint avec la pose à 480 francs. Les facteurs d’orgues prirent pension à l’auberge du village « A l’ours », ce qui coûta 217 francs.
Pour rassembler les fonds nécessaires, on vendit les petites orgues à M. Heilmann de Vieux-Thann pour 650 francs. Des collectes furent organisées. Le jeunes gens firent don de la somme de 124 francs13.

En 1846, Joseph Callinet14 posa un orgue neuf. Il n’y eut ni devis, ni réception, car le paiement a été assuré par un don privé, de Marie Pauline Victoria von Barbier-Schroffenberg, la veuve du maire d’Hégenheim Joseph Bouat15 pour un montant de 6 000 francs. Callinet reprit les anciennes orgues pour la somme de 300 francs.

En 1913, Martin et Joseph Rinckenbach construisirent un orgue neuf. Il est pratiquement contemporain de ceux de Thannenkirch ou de Russ16. Dans les trois cas, ces instruments ont été construits dans des buffets plus anciens. À Hégenheim, il fallut l’élargir par deux plates-faces latérales, car la partie instrumentale est considérablement plus grande que celle de 1846. Les orgues furent bénites par le curé Rey.

Les tuyaux de façade ont été réquisitionnés par les autorités le 03/03/1917. Mais comme ils sont purement décoratifs (la façade est muette), la partie instrumentale n’a absolument pas été affectée.

Une nouvelle rénovation a été entreprise par la maison Schwenkedel17 après la seconde guerre mondiale, en 1948.

En 1966, à l’occasion de la restauration intérieure de l’église, les orgues furent rénovées par le frères Laurent et Chrétien Steinmetz1819.

En 1991-1992 des travaux de maintenance furent fait par les même facteurs d’orgue. Cet instrument n’a nécessité aucune intervention majeure en plus d’un siècle de service.

Le côté technique de l’orgue de Hégenheim #

Eric Eisenberg dans son site remarquable sur l’orgue décrit tous les aspects techniques de celui de Hégenheim. Pour les lecteurs profanes comme moi, je n’ai gardé que des éléments essentiels dans la description qui suit pour nous permettre de comprendre quel instrument est aujourd’hui dans notre église.

L’orgue est post-symphonique : Instrument construit au début du XXe siècle avec une aide pneumatique ou électrique. L’orgue conserve les critères symphoniques avec une palette sonore élargie.

Cet orgue est un précieux témoin du niveau qu’avait atteint la facture d’orgues alsacienne avant 1914. Il offre d’innombrables possibilités de registration20, est fort agréable à jouer et bénéficie de la magnifique harmonisation si distinguée caractéristique des orgues issues de la maison d’Ammerschwihr.

Les différentes parties d’un orgue sont21 :
(en italique vous avez la description qui correspond à l’orgue de Hégenheim grâce aux indications d’Éric Eisenberg. Les photos sont de Martin Froisset).

1. Le buffet #

C’est la partie de l’instrument qu’on peut voir lorsqu’on pénètre dans une église.
Souvent très ouvragée, travaillée, cette structure de bois supporte les tuyaux alignés.

Hégenheim, l’orgue Martin et Joseph Rinckenbach, 1913, dans son buffet de 1846.

2. La console #

Généralement placée au pied du buffet, elle comprend toutes les commandes des mécanismes « reliant » l’organiste aux tuyaux : claviers, pédalier, tirage de jeux, registres.

Ici, console indépendante face à la nef, fermée par un rideau coulissant.

Les claviers #

Les claviers au nombre d’un à cinq suivant l’importance de l’instrument, comportent généralement 56 notes chacun.

Claviers blancs. Plaque d’adresse en position centrale, au-dessus du second clavier, à l’horizontale, constituée de lettres en laiton incrustées sur fond foncé, et disant :

M.&J.Rinckenbach
Ammerschweier (Els.)
Opus

 Les tirages de jeux ou registres, situés sur les côtés ou au-dessus des claviers sont tirés ou repoussés par l’organiste pour commander les jeux. Ils permettent le choix des timbres ou d’effets sonores. 

Le pédalier #

Le pédalier (ou clavier pédestre), qui comprend 32 notes, se joue au pied et donne les notes graves de l’instrument.

Les jeux #

Chaque jeu de l’orgue porte un nom qui caractérise sa sonorité et ce jeu sera accompagné de la mention 8′ s’il s’agit d’un jeu donnant les notes réelles, 16′ s’il sonne à l’octave inférieure ou 4′ à l’octave supérieure.
Il s’agit d’une mensuration en pieds (33 cm). Ce qui signifie que pour un jeu de 8 pieds, la hauteur du tuyau est de 2,50 m environ (8 x 33 cm)
Tout l’art de l’organiste consiste, entre autres, à mélanger plusieurs jeux de hauteurs différentes, pour étoffer la polyphonie des œuvres qu’il interprète.

Tirants de jeux de section ronde avec porcelaines frontales, disposés en une seule ligne au-dessus du second clavier. Les porcelaines sont à fond blanc pour le grand-orgue, rose pour le récit, et bleu pour la pédale.

3. Les sommiers #

Chaque clavier, ainsi que le pédalier, possède ses propres tuyaux. Ces tuyaux sont dressés sur un sommier qui ressemble à une grande caisse en bois. Cette caisse est approvisionnée en air par la soufflerie.

Les sommiers de Rinckenbach.

4. La tuyauterie #

Dans le nombre considérable de tuyaux, il ne paraît pas aisé de se repérer. Pourtant il faut savoir que l’orgue possède : 

  • des tuyaux à bouche en métal (étain) de forme ronde ou, en bois, de forme carrée,
  • des tuyaux à anche en métal, de formes diverses.

Les notes d’Éric Eisenberg sur l’orgue de Hégenheim mentionnent des particularités:

« Il reste d’ailleurs des petits “mystères” non résolus, comme cette tierce22 appelée “Quintaton” à la console. Elle doit avoir une belle histoire. La tierce est en fait un des premiers orgues “néo-classiques. Il était donc à la fois en avance sur son temps et magnifiquement inscrit dans le style ‘post-romantique’ alsacien, si spécifique à la région. Je pense que l’attribution de la façade actuelle est toujours une question ouverte ; il serait intéressant de savoir si c’est Joseph Rinckenbach (qui a travaillé jusque dans les années 30) qui a procédé à son remplacement. Outre cette tierce, l’instrument se distingue par ces fameux ‘tuyaux en vedette’, tuyaux disposés de façon originale : c’était une ‘facétie’ de Rinckenbach que l’on a déjà observée 3 ou 4 fois. » 

Au fond au milieu, les deux tuyaux ‘en vedette’

  1. Mes remerciements à Daniela Walker de la Mairie de Liesberg qui m’a fait parvenir des informations sur les facteurs d’orgue ↩︎
  2. Les indications généalogiques proviennent de l’article de Meier-Pingel basé sur les documents d’archives du village et du canton de Bâle Campane. Meyer Piat souligne dans le bulletin de la société d’histoire du Sundgau de 1983,Les Frantz facteurs d’orgues dans le Sundgau, la difficulté de vérifier l’état civil de la famille Frantz à Liesberg : « Les Frantz pullulent à Liesberg avant 1800 et se prénomment à peu près tous Jean et Joseph ». D’ou de nombreuses différences de dates dans les différentes publications. ↩︎
  3. Voir le site OrgelverzeichnisSchweizundLiechtenstein ↩︎
  4. Antoine s’est installé à Sondersdorf en 1828 comme instituteur organiste mais fut destitué en 1838 n’ayant pas les diplôme requis. Il resta à Sondersdorf et travailla avec son frère notamment sur les orgues de Durlinsdorf, Ranspach-le-Haut et Werentzhouse (SHS, ouvrage cité.) ↩︎
  5. Jürg Jeanloz : Ernest Meier-Pingel setzt sich auf die Spuren der Familie Frantz aus Liesberg dans Wochenblatt du 24/07/2014 ↩︎
  6. https://www.wolschwiller.fr/files/49/orgue-st-maurice-de-wolschwiller.pdf ↩︎
  7. Beilagen im Volksfreund,1931, « Der Alte Maier», Constantin Schmidlin ↩︎
  8. http://decouverte.orgue.free.fr/orgues/hegenhei.htm ↩︎
  9. Il s’agit du couvent de Mariastein bien connu des sundgauviens dans le canton de Soleure. ↩︎
  10. Morimont ↩︎
  11. François Joseph Fues, Les Paroisses du canton de Hirsingue, Rixheim, imprimerie Sutter, 1879 ↩︎
  12. http://decouverte.orgue.free.fr/orgues/hegenhei.htm pour toutes les informations sur l’évolution de l’orgue. ↩︎
  13. Archives du conseil de fabrique de Hégenheim copiée aimablement par Huguette Naas ↩︎
  14. La famille Calinet est une famille de facteurs d’orgues alsacienne de Rouffach. Les orgues mises en place par Joseph dans le Sundgau sont nombreuses dont Ballersdorf, Dannemarie, Oltingue notamment. ↩︎
  15. Maire de Hégenheim de 1808 à 1813 ↩︎
  16. Commune du Bas-Rhin dans le canton de Schirmeck ↩︎
  17. De Strasbourg-Koenigshoffen – Probablement une restauration de Georges ou de son fils Curt. ↩︎
  18. L’Alsace du 3.2.1979 ↩︎
  19. De Herrlisheim dans le Bas-Rhin ↩︎
  20. L’ensemble des jeux que choisit l’organiste en fonction du morceau qu’il veut interpréter. ↩︎
  21. http://decouvrir.la.musique.online.fr/orgue.html ↩︎
  22. Sonorité particulière ↩︎