Un Livre d’Odile Fillion
Né en 1877 dans une famille juive alsacienne aisée de Hégenheim, Charles Seguin voit son destin basculer lorsque son père Jean, adolescent, émigre en Argentine. Ce dernier y bâtit rapidement une solide position, notamment grâce au Théâtre Casino de Buenos Aires, où Charles fait ses premières armes. À la fin du XIXᵉ siècle, Buenos Aires s’ennuie : la société catholique bridée aspire à la modernité tandis que la jeunesse fortunée s’encanaillait volontiers à Paris. C’est dans cet entre-deux que Seguin inscrit son parcours.
Avec son père, il investit les scènes de Buenos Aires – théâtres, cabarets, stations balnéaires, hôtels de luxe, champs de courses – et orchestre une vie nocturne exubérante où se mêlent artistes en tournée, cocottes dénudées et élégantes de la haute société. C’est dans ces lieux qualifiés de « ténébreux et crapuleux » que Seguin découvre le tango, musique encore marginale et reléguée aux bas-fonds. Il s’en éprend aussitôt. Avec quelques camarades, il fonde un premier club où, selon certains témoignages, « le tango fit peut-être son premier pas vers la bonne compagnie ».
Flamboyant tycoon franco-argentin, bâtisseur d’un empire tentaculaire du divertissement, il entrevoit plus tôt que d’autres la force culturelle du tango. Lors des célébrations du centenaire argentin, il lui offre une visibilité nouvelle, mobilisant orchestres criollos et danseurs pour en faire un symbole identitaire.
Un épisode emblématique illustre cette ambition : le carnaval de 1917 à Rosario. Seguin y réunit au Teatro Colón un orchestre criollo exceptionnel qui joue près de 200 tangos en quelques jours. Une première historique, véritable acte fondateur pour la reconnaissance nationale du tango.
La stature de Seguin est telle que Comoedia, dans sa rubrique « Comoedia à Buenos Aires », lui consacre un portrait saisissant sous la plume de Victor Demarzat qui le surnomme « Le Patron ». À peine quadragénaire, il apparaît comme un « grand remueur d’idées », initiateur d’entreprises audacieuses. Propriétaire des deux principaux cafés-concerts de Buenos Aires, cofondateur du Trust (Société théâtrale italo-argentine), détenteur d’un pavillon estival à Palermo, copropriétaire d’un quotidien qu’il délaisse malheureusement, maître d’une écurie réputée à l’hippodrome principal, constructeur d’un casino somptueux destiné à donner une vie nouvelle au « Trouville argentin » : la liste est interminable. Il dirige également deux grandes usines d’électricité à Tucumán et Santiago del Estero, possède des terres dans les Misiones et au Paraguay, ainsi qu’une vaste partie des mines du pays. « J’en passe, peut-être, et non des moindres », écrit Demarzat, tant l’inventaire dépasse l’imaginable.
Demarzat souligne aussi un trait distinctif : Seguin mène « froidement » les événements comme les hommes, « sans émotion apparente », sachant noter les défections comme les réussites, maîtrisant ses interventions avec une « savante réserve ». Un style qui renforce son aura et nourrit sa légende.
L’ouvrage d’Odile Fillion consacré à Charles Seguin restitue avec une précision remarquable la vie d’un homme dont l’action, longtemps méconnue, fut pourtant décisive pour l’histoire culturelle du tournant du XXᵉ siècle. Fruit de quatorze années de recherches menées entre l’Europe et l’Amérique du Sud, son enquête fouille, avec la patience d’un détective, archives publiques, journaux oubliés, registres comptables et témoignages dispersés. De ce labeur émerge un personnage multiple : impresario, aventurier économique, pionnier du divertissement moderne, mais aussi passeur essentiel du tango entre Buenos Aires et Paris.
« C’est l’artiste du brouillage des pistes. Un virtuose du camouflage, du filtrage des identités », écrit Fillion. Tout dans la vie de Seguin semble avoir été conçu pour se dérober aux regards. Ses traces se diluent au fil des années, au point que sa mort même passe presque inaperçue. Un siècle plus tard, ses propres descendants s’interrogent encore : fut-il un génie des affaires, un bandit, un publiciste hors pair, un proxénète de haut vol, un joueur de poker ? Ils l’appellent simplement « l’abuelo », le grand-père, comme pour apprivoiser l’ombre insaisissable qu’il leur a laissée.
Ainsi se dessine un portrait inédit : celui d’un homme flamboyant, secret, visionnaire, bâtisseur et passeur culturel. Un homme qui permit au tango de franchir les frontières sociales, géographiques et symboliques, des bas-fonds de Buenos Aires aux salons parisiens. Par l’ampleur de son travail, Odile Fillion redonne à Charles Seguin la place qui lui revient dans cette histoire : celle d’un acteur essentiel, longtemps occulté, de l’aventure du tango.
Retrouver dans le Bulletin N°22 de 2018 , l’article qui lui est consacré : Charles Seguin, un homme d’affaires au destin incroyable
